Boudet et la méridienne
Quand on étudie les différents écrits de Henri Boudet dans la période 1880-1900 (« La Vraie Langue Celtique », « Remarques sur la phonétique du dialecte languedocien» et « Les éléments germaniques dans quelques noms géographiques languedociens »), on s'aperçoit qu'étonnamment, dans ses descriptions détaillées de Rennes-les-Bains, on n'y trouve aucune allusion au méridien de Paris. Sachant que Boudet était un lecteur de la presse locale, notamment de « L'Eclair », et qu'il a fait l'objet de plusieurs articles suite à la sortie de la VlC, je me suis plongée dans les journaux de l'époque. J'ai pu constater qu'il y avait là un véritable intérêt pour le méridien. De nombreux articles livrent des réflexions autour de ce sujet. Pour exemple, en voici un très complet sur la question, publié le 22 octobre 1886 dans le « Messager du Midi » :
https://ressourcespatrimoines.laregion.fr/in/imageReader.xhtml?id=ark:/46855/FRB341726101_MM/1886/10/22&pageIndex=2&mode=simple&highlight=meridienchemindefer&selectedTab=search&hidesidebar=true
Même la Société des Sciences et des Arts de Carcassonne s'était saisie de la question dès 1857 en ces termes (extrait du « Courrier de l'Aude » du 10 janvier ) :
La question du méridien continuera d'alimenter les colonnes des journaux locaux entre les années 1880 et 1911 avec les discussions au Congrès de Rome puis de Washington.
Dans le rapport du comité du Congrès de Rome, on y exposait les raisons de préférer le méridien de Greenwich comme méridien initial et on y fixait un mode d'emploi simplifié de celui-ci.
extrait « Le Messager du Midi » du 22 novembre 1883
.Le Congrès Scientifique de Washington réuni le 1er octobre 1884 avait pour but de formuler sur la question du méridien et de l'heure universelle des résolutions devant servir de base à des conventions diplomatiques ultérieures entre gouvernements, résolutions arrêtées et préparées en faveur de l'adoption du méridien de Greenwich et cela même si la France s'y opposait fermement. La France obtiendra, en contrepartie de cette adoption, deux résultats importants en obligeant l'Angleterre à entrer dans la convention métrique et en préservant son méridien.
extrait « Le Messager du Midi » du 2 janvier 1885
Même si Greenwich fut adopté comme méridien d'origine en 1884 au congrès de Washington, la France continuera à faire preuve de résistance face à ce choix et la presse s'en fera largement écho à l'époque. Malgré tout en 1899, des accords Franco-anglais sur le choix de Greenwich comme méridien initial sont finalement signés.
« Le Courrier de l'Aude » avec un article du 26 septembre 1899 intitulé « L'heure anglaise » montre combien cette question du méridien soulève d'interrogations et d'oppositions en France en cette fin de siècle :
https://ressourcespatrimoines.laregion.fr/in/imageReader.xhtml?id=ark:/46855/FRB110696201_7150/1899/09/26&pageIndex=1&mode=simple&highlight=greenwich&selectedTab=thumbnail&hidesidebar=true
Finalement, ce n'est qu'en 1911 que la France cédera définitivement sous la pression de la communauté internationale en acceptant Greenwich comme méridien d'origine, référence notamment du temps universel et permettant de calculer les positions géographiques et maritimes. Désormais, les français seront sous l'heure anglaise...
Comme nous le voyons, le méridien est dans tous les esprits mais cela ne s'arrête pas là puisqu'il va prendre corps dans le quotidien des audois sous un aspect méconnu. Mais commençons par le début...
En 1865, l'Etat français lance un grand projet national de construction de lignes ferroviaires à intérêt local à grands renforts de subventions. A l'époque, six grandes compagnies de chemin de fer rayonnent sur le territoire français. Avec ce projet de réseaux secondaires, de nouveaux intervenants essaient de se faire une place sur le marché du rail. C'est le cas de Guillaume de Toucy qui, avec son ami le Comte François Victor de Constantin, décident, au moment où ils viennent d'obtenir la concession de la ligne Clermont-Tulle en 1872, de lancer une autre opération beaucoup plus ambitieuse. Appuyés par l'ancien directeur de la Banque de France d'Angers, Anatole Mieulle, les deux compères postulent auprès de tous les préfets situés sur un axe partant de la capitale vers le sud afin d'obtenir les agréments nécessaires à la construction de lignes à intérêt local à raison d'une par département. L'ensemble, posé sur une carte, présentait un tracé parfaitement rectiligne entre Paris, en passant par Limoges et Narbonne jusqu'à Barcelone susceptible d'être prolonger jusqu'à Carthagène puis Oran via une liaison maritime et enfin Alger. Quel est l'objectif ? La création d'un septième réseau national avec cette fois un nom illustratif : « La Méridienne ». Ayant eu l'adjudication définitive de la ligne auvergnate, le dossier a pris de la consistance ce qui permet à Guillaume de Toucy et au Comte de Constantin de disposer très vite d'appuis de plusieurs autorités départementales, comme celles de l'Aude, pour commencer à développer ce projet de grande ampleur.
En novembre 1871, la presse locale relaie déjà l'information :
Dès août 1872, le Conseil Général de l'Aude planche sur les candidatures de la ligne à intérêt local devant traverser le département et, notamment, celle de « La Méridienne » qui rentre en concurrence pour le chemin de fer du Minervois.
(extrait du « Courrier de l'Aude » du 25 août 1872)
Pour obtenir cette concession rapidement, Mr Mieulle n'hésite pas à consentir à la modification du tracé initial de la future ligne et de se rapprocher de la ligne du méridien en se conformant ainsi à la volonté de la commission du Conseil Général de l'Aude :
(extrait de « La Fraternité » du 1er septembre 1872)
Notons au passage la présence dans cette commission de Mr Fondi de Niort très impliqué dans l'étude du projet de « La Méridienne ».
Va s'en suivre de nombreux débats au sein de la commission du Conseil Général de l'Aude tant sur la société « La Méridienne », sur ses financements privés (provenant en fait de banquiers belges), sur l'étendue de ce projet colossal et sur les conditions d'attribution de la ligne de chemin de fer d'intérêt local. Voici un exemple de toutes les questions soulevées par ce projet paru dans le journal « La Fraternité » du 8 septembre 1872 :
https://ressourcespatrimoines.laregion.fr/in/imageReader.xhtml?id=ark:/46855/FRAD011_528PER/1872/09/08&pageIndex=3&mode=simple&highlight=m�ridienne&selectedTab=search&hidesidebar=true
Finalement, la société « La Méridienne » ne fut pas retenue pour réaliser la ligne ferroviaire suivant le tracé du méridien de Paris, ayant été jugée pour avoir des visées trop spéculatives faisant une concurrence directe à la Compagnie du chemin de fer du Midi et au Canal du Midi.
Mais comme on dit, un train peut en cacher un autre...
Si le projet d'une ligne ferroviaire, allant de Paris à Barcelone en suivant le tracé du méridien de Paris, est donc abandonné, un autre projet de ligne ferroviaire va pourtant impactée la vie des audois. Il s'agit de la ligne Carcassonne-Quillan qui suivra, selon la volonté des politiques et à l'échelle du département, le tracé du méridien de Paris.
La construction et l'exploitation de cette ligne fut attribuée à la Compagnie des chemins de fer du Midi. L'ambition de ce tracé, jouxtant le méridien qui traverse la Haute Vallée de l'Aude, était d'importance puisqu'elle permettait un développement économique du territoire avec une entrée dans l'ère industrielle dans un territoire qui, par bien des aspects, était resté jusqu'ici isolé. Cette ligne sera complétée par un tronçon perpendiculaire Quillan-Rivesaltes. Pour la population locale, cette ligne ferroviaire était une promesse pour l'avenir tant pour le transport des marchandises que pour celui des voyageurs mais aussi ne l'oublions pas des curistes qui se rendaient, à la descente du train de Couiza, à Rennes-les-Bains par messagerie. En somme, l'arrivée du train dans la vallée était une porte ouverte sur la modernité. On comprendra de fait que l'avancée du projet devait être suivie avec intérêt par les habitants concernés par le biais de la presse .
CONCLUSION
Dans l'étude de l'époque qui nous intéresse, l'idée de méridien pour notre beau département de l'Aude était cruciale. Le fait que Boudet ne le nomme pas explicitement dans ses ouvrages n'exclue pas qu'il était bien présent dans son esprit à l'image de la ligne de chemin de fer en pleine construction, en voie de sillonner la Haute Vallée de l'Aude, et pour lequel il écrit, de manière quasi visionnaire, dans son « Livre d'Axat » :
« Mollement assis dans les voitures, sur des routes larges et parfaitement entretenues, nous traversons aujourd'hui ces défilés frémissant à l'aspect de ces déserts ravagés, des rocs vertigineux dont la percée n'est qu'un jeu pour le travail moderne, à travers lesquels, dans un avenir proche, retentiront les sifflets stridents de la locomotive »...
Arrivée du train à la forge de Quillan
juin 2018
Léa Rosi |